De l’écrivain Nicolas Mathieu :
« De temps en temps, je reçois un appel de mon père. Souvent, il n’y a personne au bout du fil. J’ignore ce qu’il fabrique avec son téléphone. Peut-être essaie-t-il de changer de chaîne sur la télé suspendue dans la petite chambre d’hôpital où il se trouve, qu’il prend d’ailleurs pour une chambre d’hôtel, dans une ville où il n’est pas. Mais parfois, il y a une voix, chevrotante, qui cherche ses mots. Et ce sont presque toujours les mêmes. « C’est ma dernière semaine là. » Je lui demande dernière semaine de quoi. « De boulot, j’en ai ras le bol. » C’est un homme très âgé aujourd’hui, au-delà même des chiffres sur sa carte d’identité, une fragilité qui tangue dans un couloir, chenue, presque transparente par instant, sans plus de mémoire de la minute qui précède et qui a même oublié son divorce, un homme qui attend une femme qui n’est plus la sienne. Mais ce dont il se souvient, c’est la cadence, le stress, les permanences, les chefs, les copains, les chantiers, les décisions imbéciles tombées de Sirius, le syndicat et la paie qui ne grimpe pas parce qu’il est au CE et que faire chier le patron ça a un coût. De tout cela, il s’en souvient, la fatigue, la pression, la charge qui augmente, les réveils en sursaut pour délivrer un quidam coincé dans un ascenseur. C’est là, ça pèse encore, de tout son poids de décennies subies, de mal partout et de mors au dent. Ce vieil homme, jusqu’au bout, sera un travailleur. C’est dans sa peau, il oubliera tout, les noms, les visages, mais pas ça. Le boulot.
Alors quand j’entends des trous du cul qui ont la chance comme moi de faire un taf qui leur plaît, n’est pas salissant et leur assure une espérance de vie supérieure de 10 ans à celle de mon père, expliquer que des tas de gens aiment leur job, me viennent des colères ascensionnelles, des envies de pédagogie à coups de marteau. Là-dessus, il faut être intraitable. Chaque fois qu’il faudra jouer la vie contre le travail, on n’hésitera pas. »