http://www.jaitresmalautravail-lefilm.com/
J’ai (très) mal au travail
Réalisé par : Jean-Michel Carré
Avec : Paul Ariès, Christophe Dejours, Nicole Aubert
2e et dernière semaine
http://www.cinema-arvor.fr/index.php?
A propos du film. par Jean-Michel CARRÉ
La souffrance objective et subjective de ceux qui travaillent, la banalisation de l’injustice sociale, le développement de la violence dans les pratiques de travail peuvent nous faire prendre conscience d’un certain état de la société. L’analyse des techniques de management qui utilisent « scientifiquement » la peur, le fait de fracasser les équipes, délocaliser, fusionner et démembrer les collectifs de travail pour que les gens ne puissent construire des coopérations dans une équipe est un des fils rouges de ce film.
Partir de l’idée du bonheur
Puisque le sujet est la souffrance, je suis paradoxalement parti du bonheur au travail.
Toute la problématique de ce film est sous-tendue par la mise en perspective d’une spirale qui paraît assujettir plus particulièrement ceux qui au départ semblent être les plus
enclins à se passionner pour leur travail.
Reconnaître sa souffrance
Quand les gens parlent du travail, dans un premier temps, ils disent que “c’est galère"
et, dans un second temps, ils expliquent comment ils le transforment. Entendre le jugement et la gratitude de ses pairs et parfois la reconnaissance de la hiérarchie sur la
beauté de ce qu’on a pu produire est essentiel. Pour Christophe Dejours, professeur de
psychologie au CNAM, tout travail est au départ une souffrance et il y a une subversion
de cette souffrance en plaisir parce qu’on se heurte à un obstacle qu’on va être obligé
de dépasser en mobilisant sa capacité de penser.
Deux dispositions font que la souffrance ne peut pas ou ne peut plus se transformer en
plaisir : soit, un certain nombre de difficultés font qu’on n’arrive jamais à maîtriser le
geste ; soit, c’est l’ « empêcher du pouvoir d’agir », où on interdit à quelqu’un de mettre
ses capacités en jeu et de construire son identité.
Le paradigme de cette situation est « l’utopie » capitaliste du taylorisme, du travail à la
chaîne. Aujourd’hui, de nouvelles formes de souffrances psychologiques sont apparues
: le film mettra en perspective des personnes que j’ai rencontrées par l’intermédiaire du
docteur Nicolas Sandret, attaché à la consultation de pathologies professionnelles de
Créteil. Il ressort de leurs témoignages l’évocation du sentiment de stress, de harcèlement et de violences vécus dans les entreprises.
Les évolutions du travail
Les conditions de travail actuelles font que les salariés pourraient investir leur intelligence et leur initiative. Pourtant, ils n’arrivent pas à subvertir le travail. Ils sont et restent
dans la douleur. Le film donne les clefs qui régissent le pourquoi ils sont sans arrêt
ramenés à leur souffrance et n’arrivent pas à la dépasser : la suppression des marges
de manœuvre majorée par le recours à la sous-traitance ou à l’intérim, l’insuffisance des
moyens pour assumer les objectifs assignés, l’individualisation des performances et la
suppression des collectifs de travail…
A l’heure actuelle, tout le monde est perdu. Les patrons, les cadres et l’ensemble des
salariés se sentent tous menacés par les autres, même par ceux qui travaillent à l’autre
bout du monde et qu’on ne connaîtra jamais, parce que totalement interchangeables et
facilement remplaçables. Les cadres ont découvert qu’ils étaient aussi fragilisés et “kleenex" que les autres. Dans les grandes entreprises, s’il y a une liberté d’initiative apparemment attendue des salariés, les moyens ne sont pas donnés pour l’assumer. La
direction attribue un budget. Si le projet n’est pas réalisable, il leur est répondu imperturbablement : « Voilà votre budget… Débrouillez-vous ».
Frustrations, sentiment de l’impossible et de l’échec probable.
Depuis quelques années, on assiste, à un désengagement de l’Etat. _ Comme me le
disait le directeur d’un grand groupe de distribution : "On a réussi à casser les solidarités
mais on a des dommages collatéraux". Ces dommages collatéraux signifiaient entre
autres, le suicide d’un salarié de l’entreprise sur son lieu de travail…
Mais quid du fonctionnement de l’entreprise qui a abouti à de telles situations ? On en
est arrivé à ce que les maladies et les problèmes de santé explosent littéralement sous
l’effet de la réorganisation du travail. Tolérance à l’injustice, souffrances personnelles et
souffrances imposées à autrui ont peu à peu été banalisées
Les techniques de management et l’arrivée des « cabinets spécialisés » pour entreprises
En période de concurrence accrue, on licencie les plus faibles et on exige des autres
des performances toujours supérieures en matière de productivité, de disponibilité, de
discipline et d’abnégation. Si les spécialistes affirment que le travail contribue à la structuration psychique de tout individu, le flux des patients qu’ils retrouvent dans leurs
consultations confirme un état de souffrance de plus en plus important, preuve que les
exigences à l’égard des salariés n’ont aujourd’hui plus de limites.
L’urgence est d’autant plus grande, qu’en face, les dispositifs sont de plus en plus
“sophistiqués”. Quel meilleur exemple pour comprendre les nouvelles organisations du
travail que celui de ces officines privées, utilisées par les directions, qui tentent de persuader les salariés qu’ils sont directement responsables de leur situation. C’est le
moment où apparaissent les raisons objectives dans l’entreprise de la spirale qui amènent des salariés à « craquer”. On peut parler de »harcèlement stratégique”.
On fait comprendre aux salariés que, s’ils n’arrivent pas à s’adapter, c’est en raison de
leur fragilité personnelle.
La mise en parallèle de l’univers du management et de la réalité quotidienne de milliers
de salariés sera une des constantes du film : partir de l’intimité de la souffrance individuelle pour déboucher sur les mécanismes manipulatoires qui la sous-tendent et traduire des problématiques personnelles en une problématique politique.
Des ébauches de résistance
Les difficultés vécues au quotidien tranchent avec le fait que les gens acceptent le travail et vivent très douloureusement son absence. De cette contradiction naissent les véritables enjeux de la condition du salarié face aux entreprises, d’autant qu’on se confronte de moins en moins à des patrons de droit divin mais de plus en plus à des directions salariées, à des entreprises aux capitaux constitués d’actions croisées avec d’autres sociétés nationales ou internationales, de fonds de pension ou de sicav de pools bancaires.
Face au renforcement des pratiques gestionnaires qui transforment le travail en simple
marchandise et qui font disparaître le travail comme espace de créativité et d’émancipation, on court un grand risque. Chez une partie des jeunes salariés se révèle de plus en
plus fréquemment un sentiment de dépression, une absence de perspectives et la peur
du chômage. Quand ils comprennent qu’ils ne seront jamais intégrés, ils trouvent dans
la violence une réponse à l’exclusion, renversant les données du problème en discréditant l’intérêt même du travail.
Il est urgent de reprendre la main à partir de la question du travail.
Jean-Michel CARRÉ